X
Le souffle de Tessa devint haché pendant son sommeil. Ses narines se bouchèrent, et sa bouche s’ouvrit pour inspirer de l’air. Sauf que l’air en question était anormal : pesant, âcre, irrespirable. Il obstrua sa gorge comme un chiffon qu’on aurait enfoncé dans un tuyau. Ses poumons eurent la seule réaction possible : ils se contractèrent violemment pour expulser ce contenu indésirable.
Les muscles se convulsèrent dans la poitrine de Tessa. Ses yeux s’ouvrirent en grand. Une terreur brute la frappa comme un coup de poing à la mâchoire. Elle ne parvenait plus à respirer. Se redressant dans le noir, elle cria le nom d’Avaccus. De la fumée en profita pour s’engouffrer dans sa bouche, et elle en absorba plein les poumons. La cave en était remplie. Que se passait-il ?
« Avaccus ! » Tessa trébucha dans la direction où elle avait vu le moine pour la dernière fois. Elle avait les poumons en feu. Son cœur puisait de manière étrange, erratique. Il ne cessait pas de rater des battements. De la fumée s’insinuait au fond de sa gorge. « Avaccus ! »
Pas de réponse. Une panique aveugle s’empara de Tessa. Il n’y avait d’air nulle part. Alors qu’elle s’élançait en avant, elle se cogna le mollet contre un rocher. La douleur explosa dans sa jambe. Les larmes lui vinrent aux yeux. Sa vessie faillit se vider, mais tint bon. Sachant que c’était stupide et ne pouvant pas s’en empêcher néanmoins, elle voulut prendre une autre goulée d’air. Une infecte fumée lui noya les poumons. Toussant et crachant, elle tendit les mains devant elle pour avancer à tâtons. L’obscurité changeait la grotte en gueule de squale ; le moindre rocher devenait une dent acérée, et le noir se refermait sur elle comme le fond d’un gosier.
« À l’aide ! hurla-t-elle. Au secours ! » Encore une idée de génie – appeler. Mais tout en se morigénant, elle hurla de plus belle. L’hystérie menaçait de prendre le pas sur elle. On avait allumé un feu afin de les tuer.
Vaguement, Tessa se rendit compte que la fumée qu’elle respirait devait tout de même contenir un peu d’air, sans quoi elle serait déjà morte. Une quinte de toux la plia en deux. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’elle ne parvienne à contrôler ses spasmes. Alors qu’elle crachait une pleine bouchée de salive, un bruit léger lui parvint de la droite.
« Avaccus ? » Tessa n’attendit pas la réponse. Elle se dirigea en direction du bruit. L’obscurité poussait contre son corps, pareille à une vapeur noire. Prenant de courtes inspirations par le nez afin de filtrer la fumée autant que possible, Tessa traversa la grotte. Sa douleur à la jambe l’aurait incitée à la prudence, mais ses poumons lui semblaient prêts à éclater et, hormis le fait d’agiter les bras devant elle, elle ne prenait guère de précautions.
Le bruit lui parvint de nouveau. Plus faible, plus bref : on aurait dit un dernier soupir.
Le pied de Tessa s’enfonça dans une meule de fromage. Sa croûte crevée libéra une odeur de fermentation comme une fleur diffuse son pollen. Tessa éternua. Ses poumons se dégagèrent brièvement, et elle inspira un peu d’air. En s’essuyant le nez d’un revers de manche, elle écrasa une deuxième meule avec le talon. Il y en avait partout. Frustrée, elle s’élança au hasard, en continuant à éternuer et à piétiner des fromages à chaque pas. Les éternuements l’aidaient un peu, en chassant la fumée hors de son nez et de sa gorge entre deux respirations.
Alors qu’elle approchait de l’endroit où elle avait entendu le bruit, elle marcha sur une meule fraîche, qui s’effondra sous son pied comme un soufflé en déversant une crème tiède sur le sol. Tessa dérapa dessus, perdit l’équilibre et s’étala de tout son long. Elle se reçut sans trop de mal, les fromages ayant amorti sa chute. Son nez toucha la roche. En reprenant son souffle pour se calmer, elle inhala un air plus pur. Ses poumons ne luttèrent pas pour le refouler ; ils l’absorbèrent avec gratitude.
Bien sûr, se dit-elle. La fumée monte. Le meilleur endroit était au ras du sol. Pourquoi n’y avait-elle pas pensé plus tôt ?
Sans s’attarder inutilement sur cette question, Tessa continua à plat ventre entre les derniers fromages, le nez collé contre la pierre. Sa gorge la brûlait toujours mais les muscles de sa poitrine se détendirent. Sa cage thoracique relâcha son emprise sur ses poumons.
« Avaccus, cria Tessa. Faites un bruit pour que je puisse vous trouver. »
Rien. Le silence rendit l’obscurité plus sombre encore. En attendant, Tessa leva la main à sa gorge pour vérifier la présence de sa bague. Elle l’avait toujours. Avant de s’endormir, elle l’avait rattachée à son cou. La toucher lui fit repenser à tout ce qu’Avaccus lui avait raconté au sujet des éphémères. Il paraissait presque incroyable qu’elle en tienne une.
Un léger grattement se fit entendre directement devant elle. Laissant retomber la bague au creux de sa gorge, Tessa rampa en avant. La fumée commençait à descendre jusqu’au sol ; l’air devenait brûlant.
Sa main tendue se referma sur une barre lisse et pesante. On aurait pu croire à une massue ou une tige de fer, sinon qu’elle était tiède. Il s’agissait de la jambe d’Avaccus. Tessa la secoua.
« Avaccus ! Debout ! Réveillez-vous ! » En l’absence de réaction, elle secoua plus fort. « Je vous en prie, réveillez-vous. » Toujours aucune réponse. Tessa colla son nez au ras du sol et prit sa respiration. Avaccus avait dû rester couché là tout le temps, au centre de la grotte. Il avait sûrement respiré de l’air frais ? Alors pourquoi ne réagissait-il pas ?
Maudissant l’obscurité, la fumée, tout, Tessa se pencha et saisit Avaccus par les épaules. La panique et la colère devant l’injustice de tout ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait posé le pied sur cette île funeste la firent secouer le corps du vieux moine avec furie. Il ne pouvait pas mourir ! Ce serait sa faute à elle s’il succombait. Ce n’était pas lui que visait la fumée.
« Réveillez-vous ! hurla-t-elle de toutes ses forces. Debout ! »
Un gargouillement étranglé s’éleva de la gorge d’Avaccus. Tessa ramena son visage près du sol, inspira brièvement, puis martela la poitrine du vieillard avec son poing. Son corps semblait plus lourd et inerte qu’un gilet de plomb. Était-ce le fait d’avoir vécu dans cette grotte pendant vingt ans ? « Allons, Avaccus, l’encouragea-t-elle. Respirez un coup. »
Le torse d’Avaccus se souleva sous le poing de Tessa. Son corps entier trembla, puis les muscles de sa poitrine se contractèrent en une vague rythmique. Il prit une respiration. Aussitôt, il se mit à tousser et à cracher, en essayant de décoller la tête du sol. Tessa le repoussa en arrière. Elle ne voulait pas le voir répéter la même erreur qu’elle. Se lever, ou même s’asseoir, signifiait une mort certaine.
Des nuages d’air chaud poussaient Tessa dans le dos. La fumée ne se déroulait plus paresseusement à travers la grotte, mais semblait bien décidée à la noyer. Tessa perçut un crépitement léger à quelque distance. Un feu.
« Avaccus, souffla-t-elle, ne sachant pas si le vieux moine était en condition de l’entendre, nous devons sortir d’ici. Où se trouve l’entrée ? »
Autre quinte de toux, suivie de l’effroyable respiration sifflante d’un vieillard cherchant son souffle. « Devant, de l’autre côté des fromages. »
Il fallut un moment à Tessa pour réaliser qu’Avaccus lui avait répondu. Sa voix était si faible... Aspirant une goulée d’air au ras du sol, elle lui dit : « Allons-y. Mettez-vous à plat ventre. C’est la seule manière de respirer. » En disant cela, elle s’aperçut que la fumée commençait à lui piquer la gorge. L’air était de moins en moins frais près du sol.
« Allez-y seule. » Avaccus s’exprimait d’une voix rauque, en s’interrompant entre chaque mot pour tousser. « Jamais je ne pourrai atteindre l’entrée. Je ne ferais que vous ralentir. »
Sans même réfléchir, Tessa secoua la tête. L’idée d’abandonner quelqu’un dans cet enfer noir et enfumé lui était intolérable. Elle ne pouvait pas s’enfuir ainsi. Elle l’aurait sans doute fait autrefois. S’enfuir était sa spécialité. Son meilleur rôle. La seule chose qu’elle faisait bien. Mais les choses étaient différentes désormais. Ederius et ses motifs, Avaccus et ses éphémères, Emith et sa mère : ce ou ceux qui l’avaient changée importaient peu. Le fait était qu’elle avait changé.
Attrapant le flanc gauche d’Avaccus, Tessa entreprit de le faire rouler sur le ventre. Il protesta. Elle ne l’écouta pas. Il écarta sa main d’une tape. Elle la plaqua sur lui de plus belle. Elle trouva de l’énergie quelque part – beaucoup – et, d’une poussée magistrale, le fit basculer. Il toussa, grogna, ses os produisirent toutes sortes de claquements sinistres, mais Tessa n’en tint pas compte. Elle n’avait pas le choix. La fumée se déversait sur eux en vagues épaisses, brûlantes. Le crépitement des flammes se renforçait, et un souffle chaud se mit à tournoyer dans la grotte. Dans quelques instants, la fumée ne serait plus le seul danger ; le feu était tout proche. Encore hors de vue pour l’instant, mais présent.
Tessa voulut traîner Avaccus, mais l’incroyable densité du corps du vieux moine soulevait un problème. Autant essayer de traîner un rocher. La texture rêche, inégale, du sol de la grotte ne lui facilitait pas la tâche, car la plus petite arête risquait de couper ou de meurtrir le pauvre Avaccus.
« Respirez contre le sol », lui rappela-t-elle, dans l’espoir que plus il avalerait d’air frais, plus il reprendrait des forces. Avaccus s’exécuta. Tessa l’entendit inspirer. « Allons, l’encouragea-t-elle, comprenant que leur seule chance de salut tenait à ce qu’il réussisse à se déplacer tout seul. Il faut y aller. Une jambe à la fois. » Elle lui parlait avec douceur, mais la panique qui l’avait gagnée un peu plus tôt recommençait à se faire entendre dans sa voix. La température augmentait très vite. « Maintenant. Maintenant ! »
Tirant Avaccus par les épaules, les bras, les mains, la robe, Tessa l’aida à se mettre en branle.
L’air frais était de plus en plus difficile à trouver. Tessa inhalait de grosses bouffées de fumée à chaque respiration. Le besoin de tousser devenait irrépressible. L’odeur âcre de la fumée noyait celle des fromages et, en rampant parmi les meules crevées, elle ne ressentait plus l’envie d’éternuer.
« Vite, cria-t-elle, sans chercher à dissimuler sa peur. Vite ! » Un air brûlant la cinglait au visage. Malgré ses yeux clos, la chaleur s’insinuait sous ses paupières. Sa bouche lui donnait l’impression d’avoir été remplie de sable chaud.
Avaccus fit de son mieux, en se traînant sur le sol aussi vite que possible. Ce n’était pas suffisant. À cette allure, ils seraient asphyxiés par la chaleur et la fumée avant d’avoir atteint l’entrée. Tessa savait qu’elle n’aurait pas dû lui en vouloir, mais ne pouvait s’en défendre. Il devait avancer plus vite. Il fallait qu’elle le sauve.
Avançant la main à tâtons sur le sol poissé de fromage, Tessa chercha le bras d’Avaccus. « Nous devons sortir d’ici, lui cria-t-elle en lui attrapant le poignet sans douceur. Vous avez encore des choses à m’apprendre. Je suis loin d’être un scribe. Il faut me montrer ce que je dois faire. »
Avaccus produisit un curieux bruit de gorge – peut-être un rire ; Tessa n’aurait su le dire. « Vous avez été formée par Emith de Bay’Zell, jeune femme, répliqua-t-il. Vous devriez savoir tout ce que vous avez besoin de savoir.
— Mais Emith n’est qu’un assistant. Il ne sait pas peindre les enluminures. »
L’air caressa le visage de Tessa quand Avaccus secoua la tête. « Emith en sait plus long sur l’art du scribe que tout autre homme en vie. S’il vous a enseigné les règles concernant les pigments et les formes, vous avez en votre possession toutes les informations nécessaires. Peignez le problème, puis résolvez-le. Emith... » Avaccus fut interrompu par une vague de fumée suffocante qui les frappa tous les deux. Tessa sentit des particules incandescentes lui raser le visage.
Elle fit glisser sa main le long du poignet d’Avaccus et lui étreignit les doigts. Elle avait beau se répéter qu’elle n’avait pas peur, elle fut profondément soulagée de sentir la main du vieux moine se refermer sur la sienne. Ensemble, ils progressèrent à travers la fumée.
Au prix d’un gros effort, Avaccus tenta de s’éclaircir la gorge. Il dut tousser et déglutir pendant plusieurs minutes avant de pouvoir parler de nouveau. Tessa lui enjoignit de se concentrer plutôt sur la sortie, mais il tenait à terminer ce qu’il avait à dire.
« Emith est un homme modeste ; ne l’oubliez pas. Sans cela, il aurait pu devenir un merveilleux scribe. Il en avait l’œil et le talent. Il ne lui manquait qu’un peu d’assurance. »
Avaccus succomba à une quinte de toux terrible. Tandis que son corps était secoué de convulsions, Tessa lui pressa la main en s’exhortant à être forte.
Une lueur orangée signalait désormais l’entrée de la grotte. Elle vacillait, sifflait et se renforçait de seconde en seconde. L’air était si chaud que Tessa ne pouvait plus ouvrir les yeux. Sous elle, les fromages se changeaient en bouillie tiède et granuleuse.
Avaccus continuait à parler tout en toussant. Tessa pouvait deviner ce qu’il devait lui en coûter. « Ayez confiance en vos capacités, Tessa. Confiance en vous et en Emith. Une éphémère ne vous tombe pas entre les mains par hasard. Si elle vous trouve, c’est que vous êtes capable de faire le nécessaire.
— Chut, Avaccus. N’ajoutez plus rien. » Tessa tapota la main du vieux moine. Elle aurait voulu en apprendre davantage encore mais ne supportait plus de l’entendre haleter aussi douloureusement. « Vous me direz tout une fois que nous serons en sécurité. »
Avaccus se tut. Il ne toussa même pas.
Tessa hocha la tête, satisfaite. « Bien. Sortons d’ici, maintenant. » Elle se remit à ramper et lâcha la main d’Avaccus, qui retomba mollement au sol avec un bruit mat. Tessa sentit son estomac se nouer. Pivotant sur elle-même, elle reprit la main du moine. Elle la trouva flasque.
Tessa prit une brève inhalation apeurée. Une fumée grasse et brûlante envahit ses poumons ; elle avait oublié de baisser la tête. Elle se mit à tousser sans pouvoir s’arrêter. Une douleur cuisante se répandit dans sa poitrine. Ses yeux la brûlaient, mais elle ne voulait pas se risquer à les ouvrir afin de laisser jaillir ses larmes.
« Avaccus ! hurla-t-elle, en secouant et en tirant sur sa main. Réveillez-vous. Réveillez-vous ! »
Il ne reprendrait pas conscience. Il avait besoin de secours, d’air frais. Ignorant tout bon sens, Tessa jeta un coup d’œil vers l’entrée. La fumée était désormais si épaisse qu’elle occultait la lueur des flammes. Cœur battant, la bouche sèche au point d’en être douloureuse, Tessa prit sa décision. Elle devait tenter d’atteindre l’entrée de la grotte, seule. Avaccus n’en avait plus pour longtemps.
Collant sa joue droite contre la pierre, elle prit la plus grande respiration que ses poumons douloureux voulurent bien lui autoriser. Ce faisant, elle déchira le col de sa tunique. Vite, elle lissa le tissu et le plaqua contre la bouche d’Avaccus. Elle ignorait si cela lui ferait du bien mais, au moins, cela devrait filtrer le gros de la poussière et des cendres. Elle ne gaspilla pas son souffle en vaines paroles mais enjoignit mentalement au moine de rester où il était – elle serait de retour dans un instant.
Tessa bondit sur ses pieds et s’élança au pas de course. Les yeux et la bouche fermés pour se protéger des cendres, le visage plissé sous la chaleur, elle fendit la fumée. Il faisait de plus en plus chaud. Elle ruisselait dans le dos et dans le cou. Un souffle brûlant la ballottait de tous côtés. Finalement, elle n’y tint plus. La température devenait trop élevée. Tessa sentait cuire la peau de son visage. Bien qu’elle n’osât pas ouvrir les yeux, elle savait qu’elle se trouvait tout près de l’entrée de la grotte.
L’air vicié qu’elle avait dans les poumons la brûlait douloureusement. Il fallait qu’elle le relâche ; toutefois, elle ne pourrait plus respirer ensuite. Aussi près du feu, elle ne trouverait aucun air frais.
Je suis désolée. Tessa formula ces mots dans sa tête. Ils s’adressaient à de nombreuses personnes dispersées dans deux mondes. Ses parents ; Emith et sa mère ; Avaccus ; tous ceux qui allaient encore combattre et mourir à cause de la Ronce d’or.
Serrant la bague dans sa main, levant la tête dans la chaleur, Tessa s’arma de courage puis se vida les poumons.
« Ainsi donc, vous ne vous rappelez pas d’une jeune femme qui serait venue ici ? Il y a deux jours, peut-être trois ? » Ravis crut entendre un cri lointain tout en parlant, mais l’attribua au vent ou à un oiseau de nuit. « Les cheveux blond-roux, la taille mince ? Plutôt entêtée ?
— Non, mon fils. Aucune jeune femme ne nous a rendu visite depuis le printemps. » Le vieux moine sourit, dévoilant des dents blanches et régulières. « Je m’en souviendrais certainement si c’était le cas. »
Ravis dévisagea le personnage. Ses manières ne lui plaisaient pas. Il avait les dents trop soignées, le regard trop vif pour ce rôle de simplet balbutiant qu’il tenait. Ravis s’était présenté à la porte de l’abbaye cinq minutes plus tôt. Le jeune homme venu lui ouvrir avait été promptement remplacé par celui qui se tenait devant lui désormais. Ses questions avaient fait surgir le vieux moine à une telle vitesse que Ravis se demandait s’il n’était pas caché dans l’ombre derrière le portail depuis le début.
Resserrant son manteau contre sa poitrine, Ravis précisa : « La jeune femme en question s’appelle Tessa. Elle venait rencontrer l’un de vos frères. Un certain Avaccus, je crois. »
Lorsque le vieil homme croisa son regard à la mention d’Avaccus, Ravis sut qu’il avait affaire à un homme habitué au mensonge.
Le vieux moine fit un petit geste de prière. « Frère Avaccus est décédé au début de l’été. » Il dit cela sur un ton de reproche. « Maintenant, si vous voulez bien m’excuser... Mon frère et moi avons déjà enfreint nos vœux en vous parlant aussi tard, aussi je vous saurais gré de bien vouloir faire demi-tour et de repartir avec votre cheval. La chaussée devrait rester praticable pendant encore une heure au moins. Bonne nuit, et que Dieu vous ait en sa garde. » Le vieux moine fit mine de refermer la porte.
« Mon père », dit Ravis, choisissant ce mot à dessein. Il vit avec satisfaction le vieux moine relever la tête à ce titre – de toute évidence, l’homme n’était pas le frère mineur qu’il prétendait être. « J’ai discuté avec plusieurs personnes à la taverne de Port-Glas qui m’ont affirmé avoir vu Tessa s’engager sur la chaussée l’autre soir. Seriez-vous en train de me dire qu’elle n’est jamais arrivée jusqu’ici ? »
Le moine secoua la tête puis referma la porte. Ravis entendit un cliquetis de verrous que l’on s’empressait de tirer. Toute une série de verrous. Il mordilla sa cicatrice. Derrière lui, son cheval hennit doucement, en tirant sur les rênes. Le vieux hongre avait hâte de repartir. Ravis contempla la porte close. Il avait chevauché sans relâche pendant une journée entière pour arriver jusqu’ici. Il ne s’était pas arrêté à Port-Glas, contrairement à ce qu’il avait prétendu. Il n’avait dit cela que pour sonder le vieux moine.
À contrecœur, Ravis se détourna de la porte. Le clair de lune brillait sur les rochers aux alentours, faisant scintiller le sel et autres dépôts minéraux. On distinguait quelques vieilles bernacles à proximité de la ligne de marée haute, désespérément cramponnées aux rochers. Une brise légère souleva une série de vaguelettes sous le regard de Ravis. Une seconde plus tard, il flairait des relents de fumée. Pas une odeur de feu de bois, songea-t-il machinalement. Ou pas uniquement de bois, en tout cas. Plutôt de tourbe, d’algues séchées et de goudron. Le genre de mélange dont se servaient les pêcheurs de Drokho afin de fumer le poisson, car il produisait beaucoup de fumée avec un minimum de flammes.
Étrange. Si les moines de l’abbaye faisaient vœu de silence à la nuit tombée, ce vœu proscrivait sûrement l’activité physique, également ? Comme faire du feu ou fumer le poisson.
Ravis flatta sa monture. Avisant un rocher pointu, il jeta les rênes autour. Une fois certain que le hongre avait suffisamment de mou, il vérifia la présence de sa dague. Il allait jeter un petit coup d’œil aux alentours.
Faisant grincer ses cuirs en quittant le sentier pour s’engager au milieu des rochers, Ravis s’éloigna face au vent. L’odeur de brûlé se renforçait à chaque pas, et il commença à croiser des volutes de fumée bleu-gris flottant le long du mur de l’abbaye.
Les rochers formaient une bordure irrégulière au pied de l’abbaye. Les épaisses traînées d’algues et les croûtes de sel rendaient la progression difficile, et lorsque Ravis vit les rochers se redresser devant lui pour former une falaise contre l’aile est de l’abbaye, il fut tenté de revenir sur ses pas. Que risquait-il, toutefois ? Au pire, il ramènerait un peu de poisson fumé pour sa peine. Mais alors que cette idée lui traversait l’esprit, il réalisa que quelque chose ne tournait pas rond. La fumée ne s’accompagnait d’aucune odeur de poisson. On n’y humait pas de délicieuses saveurs de truite ou de hareng fumé.
Tessa. Ravis ne croyait pas aux coïncidences : d’abord ce moine qui lui mentait, ensuite un feu qui brûlait à minuit sans raison... Les deux choses devaient forcément être liées. Pressant le pas, il bondit de roche en roche. La pente s’incurva brusquement, montant bien haut vers le mur de l’abbaye. Ravis cessa de sauter et se mit à grimper.
La fumée noyait les environs. S’élevant en nuages épais au-dessus de la falaise, elle était rabattue par le vent dans la figure de Ravis. De fines particules de cendres pleuvaient sur ses cheveux et ses épaules. Désormais à plusieurs pieds au-dessus de la ligne de marée haute, il avait moins de mal à monter ; le roc devenait plus sec, plus lisse, exempt de tous les détritus rejetés par la mer. Ravis parvint au sommet à une vitesse surprenante.
À peine eut-il découvert la scène qu’il comprit de quoi il retournait. La face rocheuse qu’il venait d’escalader abritait une caverne. On avait obstrué l’entrée par une pile de bois, de tourbe, d’algues et de tout ce qui était susceptible de brûler ou de dégager de la fumée ; et mis le feu au tout.
Ravis mordit sa cicatrice. Les bons frères tentaient peut-être de débarrasser l’endroit des chauves-souris – c’était la saison, après tout. Mais Ravis n’y crut pas un seul instant. Scrutant le mur de l’abbaye, il repéra une petite porte dans un renfoncement rocheux, qui offrait aux moines un accès commode à la grotte. Si les occupants de l’abbaye pouvaient venir quand bon leur plaisait, pourquoi ne pas faire ce feu en plein jour, plutôt ? Minuit n’était pas une heure pour enfumer des chauves-souris.
Ravis ôta son manteau pour en couvrir les flammes. Puis il décocha un coup de pied au cœur du brasier, soulevant une nuée de braises dans le vent. Le feu avait été bâti en hâte et, une fois dispersé, retomba rapidement. Abandonnant son manteau aux flammes, Ravis entreprit de piétiner les bûches et les morceaux de tourbe. Tandis que le feu s’effondrait sur lui-même, une énorme colonne de fumée se déversa hors de la grotte. En la voyant, Ravis attrapa une bûche fumante et s’en servit pour battre les flammes. S’il se brûla les doigts, il ne s’en aperçut pas.
Si une personne s’était fait piéger dans la grotte, elle était sûrement morte.
Sans attendre que le reste des flammes s’éteigne, Ravis s’engouffra à l’intérieur. La fumée l’enveloppa de toutes parts. Il ne distinguait même plus la bûche qu’il tenait. À chaque respiration, il inhalait des cendres. « Tessa, lança-t-il dans l’obscurité. Tessa ! »
Rien. Il s’enfonça plus loin.
En progressant à tâtons dans la fumée, il heurta quelque chose du bout de la botte. Il tomba à genoux et posa la main sur ce qui lui bloquait le passage. Un corps. Il se risqua à ouvrir les yeux. C’était Tessa. Il n’aurait su dire si elle était morte ou vivante.
Ravis sentit sa poitrine se serrer. Il lâcha un cri animal. Il éprouvait une colère si violente que si le moine qui lui avait menti s’était trouvé là, devant lui, il lui aurait rompu le cou de ses mains. Avant de lui briser tous les os du corps à coups de pied.
Que lui avaient-ils fait ?
Doucement, avec un grand luxe de précautions, prenant le temps de s’assurer qu’il n’appuyait pas sur ses plaies ou ses meurtrissures, Ravis ramassa Tessa dans ses bras et l’emporta hors de la grotte. Sa joue tomba contre la sienne. Elle était chaude et couverte de suie. La jeune femme était si légère qu’il en eut la gorge nouée. Il eut beau tenter de les repousser, les souvenirs de son épouse affluèrent. Au cours des derniers mois de sa maladie, Lara était si faible qu’elle ne pouvait même plus se lever de son lit. Il devait la porter partout. Elle avait honte de sa faiblesse. Lui y voyait l’occasion de la toucher davantage.
Ravis se mordit la lèvre jusqu’au sang. La brève douleur ne fut pas suffisante pour oblitérer ses souvenirs, mais elle les refoula à leur place habituelle.
Désormais loin du feu, il chercha un endroit où déposer Tessa. Avisant un renfoncement bordé de rochers fendus, il s’y rendit en quelques pas et allongea doucement la jeune femme sur le sol. Au contact de la roche, elle émit un petit bruit de gorge, pareil à un soupir rentré. En l’entendant, Ravis s’interrompit, ferma les yeux, puis renversa la tête vers le ciel. La plupart du temps, il ne croyait guère en Dieu. Mais dans certains moments comme ceux-ci...
Il ouvrit les yeux. Les étoiles scintillaient dans le noir. Si on lui avait posé la question en cet instant, il aurait juré qu’elles dégageaient de la chaleur en plus de la lumière.
D’un haussement d’épaules, il écarta ces considérations sur lui-même, les étoiles et la nuit. Il avait du pain sur la planche.
Les empoisonnements par la fumée n’étaient pas rares sur un champ de bataille, encore moins sur un siège où ils représentaient un danger quotidien, et Ravis connaissait bien les difficultés qui découlaient de son inhalation. S’accroupissant auprès de Tessa, il prit une grande inspiration, bloqua l’air dans ses poumons, et colla ses lèvres à celles de Tessa. Puis il souffla, plus doucement qu’un baiser. L’air s’insinua dans la bouche de Tessa, dans sa gorge, et jusque dans ses poumons.
Sa poitrine se souleva et retomba. Ravis prit une autre respiration et la souffla de nouveau dans sa bouche. Ses lèvres étaient aussi chaudes que ses joues. Elles avaient un goût de cendres.
Lentement, progressivement, souffle après souffle, Tessa réagit. Elle se remit à respirer d’elle-même, faiblement tout d’abord, puis ses yeux commencèrent à s’agiter sous ses paupières. Ravis lui parlait, la berçait de propos absurdes qu’il n’aurait jamais tenus si elle avait eu toute sa conscience. Il lui caressait les cheveux, chassait la cendre de ses joues, sans cesser de lui souffler dans les poumons. Au bout de quelques minutes, la poitrine de Tessa se mit à palpiter rapidement et elle commença à s’étrangler. Projetant les épaules en avant, elle toussa violemment.
« N’ouvrez pas les yeux, lui ordonna Ravis en la forçant à se rallonger. C’est moi, Ravis. Vous n’êtes plus dans la grotte, et vous êtes en sécurité. » Il parlait d’une voix ferme, comme à un blessé ; les soldats qui reprenaient conscience sur le champ de bataille après une blessure avaient besoin d’entendre qu’ils se trouvaient en sécurité. « Je ne laisserai personne vous faire du mal. »
Tessa leva la main. Des muscles tressaillirent dans sa poitrine, son cou et sa mâchoire. Elle ouvrit les yeux et fit la grimace. Elle referma rapidement les paupières. « Il faut que... il faut que... » Malgré sa voix cassée, elle semblait bien résolue à lui dire quelque chose.
« Chut. Tout va bien. » Ravis lui posa un doigt sur les lèvres.
Tessa se dégagea d’une secousse. « Il faut y retourner. »
Ravis se pencha en avant. « Y avait-il quelqu’un d’autre avec vous dans la grotte ? »
Tessa acquiesça. Les tendons de son cou blanchissaient sous l’effort qu’elle fit pour répondre. « Ava... Avaccus est resté là-bas. »
Ravis se releva. « Je reviens tout de suite. »
Une bonne partie de la fumée s’était dispersée, et même si le feu fumait encore, il ne produisait plus de flammes. Ravis eut tôt fait de trouver le corps. Il gisait au milieu d’une flaque de fromage dans un petit renfoncement au centre de la grotte. Un bout de la tunique de Tessa lui couvrait le nez et la bouche et, en s’approchant, Ravis guetta le moindre frémissement de l’étoffe. Il n’en vit aucun.
Ravis prit une brève respiration. À en juger par les petites empreintes de suie autour du corps, Tessa avait tenté tout son possible pour le sauver.
Ravis s’agenouilla pour effleurer l’une des nombreuses traces de pieds nus de Tessa. Elle était courageuse, cette femme que le destin avait placée sur sa route.
Abruptement, il ramena son attention sur Avaccus. Il était troublant de toucher un mort dont le cadavre était encore chaud. Quand Ravis le souleva, sa chaleur ne fut pas la seule chose qui le surprit. Le corps d’Avaccus était lourd comme de la pierre. Lentement, alors que ses pensées partaient dans plusieurs directions, Ravis ramena la dépouille du vieux moine hors de la grotte.
Tessa se redressa en le voyant revenir. Malgré son conseil, elle avait les yeux ouverts. Elle les referma en découvrant son expression. Ravis aurait voulu dire quelque chose, lui avouer qu’il savait ce que c’était de perdre quelque que l’on avait essayé très fort de sauver. Pourtant, lorsqu’il eut déposé le corps d’Avaccus en travers d’un rocher, ses bras lui parurent douloureusement vides et il n’eut plus qu’une idée en tête, rejoindre Tessa et la serrer aussi fort qu’il pouvait.
C’est exactement ce qu’il fit.
Izgard se força à avaler une autre gorgée de nourriture. D’après l’aspect et l’odeur du plat, il s’agissait d’orge et de légumes cuits dans un bouillon de bœuf maigre. Le peu de viande qu’il contenait avait été tranchée puis découpée en filaments si minces qu’ils ressemblaient plutôt à des poils de barbe au fond d’une bassine.
Izgard n’aimait pas la viande. Il n’aimait pas l’imaginer coincée entre ses dents, et encore moins la mâcher ; avec sa texture épaisse, charnue, elle lui donnait l’impression de se mordre la langue. Il s’obligea néanmoins à en manger, ainsi qu’il l’avait toujours fait et le ferait toujours. Il lui fallait entretenir sa vigueur physique à tout prix.
Ederius avait déjà fini son écuelle. Il avait mangé la même chose que son roi, naturellement, en commençant vingt minutes plus tôt au cas où les goûteurs auraient mal fait leur travail et que quelques traces de poison leur auraient échappé dans le bouillon. Izgard ne prenait pas le moindre risque avec sa vie.
Non pas qu’il souhaite voir mourir Ederius, loin de là. De toutes les personnes réunies au camp ce soir-là en célébration de la victoire, le scribe était le seul à avoir la moindre importance à ses yeux. Ederius se tenait à ses côtés depuis cinq ans.
Sa loyauté était absolue. Izgard l’aimait tendrement, et c’était en partie la raison pour laquelle il avait choisi de partager sa nourriture avec lui. Si, par la grâce d’un empoisonneur habile, un poison à action lente emportait Izgard, il prendrait également Ederius. Izgard détestait songer à ce que serait la vie du scribe sans lui.
Repoussant son écuelle en étain, Izgard s’enquit : « Alors, mon vieil ami, qu’as-tu ressenti sur le champ de bataille aujourd’hui ? Courir parmi les harras a-t-il refait de toi un jeune homme ? »
Ederius pâlissait et semblait de plus en plus faible chaque jour. Ces cernes avaient la couleur d’yeux au beurre noir. Il avait passé les trente dernières heures devant son bureau, à peindre des enluminures. Depuis qu’Izgard avait pénétré sous sa tente une demi-heure plus tôt, Ederius n’avait presque rien fait d’autre que secouer la tête. Il la secoua encore, ni plus ni moins vigoureusement qu’auparavant. « Ils ont péri jusqu’au dernier. Je les ai envoyés à la mort.
— Non. J’ai envoyé les harras remplir une mission difficile, attaquer le campement ennemi à un contre dix, afin de pousser les forces du sire sur le champ de bataille. Personne n’a voulu leur mort. Sans Camron de Thorn, la plupart d’entre eux seraient revenus. »
Ederius émit un grognement sec. « Revenus, oui, mais pour quoi faire ? Agoniser lentement, sentir leurs os percer leurs organes et les racines de leurs dents leur fendre la mâchoire ? » Le scribe continua à secouer la tête. « Ne croyez pas que je n’ai pas vu les corps des harras. Que je n’ai pas remarqué la meulière dont on les emportait loin du camp à la nuit tombée. Vos hommes ont peut-être reçu l’ordre de leur enfoncer des chiffons au fond de la gorge, mais j’ai entendu leurs cris. » Izgard voulut parler, mais Ederius n’en avait pas terminé. « Je les ai créés, insista-t-il. Je les ai peints, encouragés, je les ai mis au monde. Et pourtant, aussitôt qu’ils ont rempli leur rôle, je les abandonne à leur sort. Leur corps combat la sorcellerie, et la sorcellerie réplique. Ce sont peut-être des monstres, mais ce sont également mes enfants par l’encre. Je suis responsable d’eux. Et aujourd’hui, je les ai envoyés à la mort. »
Izgard avait une douzaine de réponses toutes prêtes sur le bout de la langue – les harras n’étaient pas les hommes d’Ederius, mais les siens ; ce n’était pas Ederius qui les avait lancés sur le campement, mais lui ; c’était la Ronce d’or qui engendrait les harras, Ederius n’était qu’un instrument – pourtant, il décida de n’en rien dire. Le vieux scribe lui paraissait très beau en cet instant. Une lueur brûlait dans ses yeux âgés, et une fine pellicule de sueur brillait sur sa peau. Il était épuisé, voilà tout. Il travaillait trop dur. Il avait besoin de soins, de s’envelopper dans une bonne couverture et de prendre des herbes et du lait de brebis afin de l’aider à s’endormir. Izgard acquiesça lentement. Il prendrait personnellement les dispositions nécessaires.
« Écoute, mon vieil ami, dit-il avec douceur. Nous avons gagné aujourd’hui. Le Garizon a gagné. Les harras sont peut-être morts, mais l’immense majorité de nos fils a survécu. Et cela, grâce aux harras. Ils se sont sacrifiés pour les sauver. Comme tu le fais, comme je le fais. Nous ne devons pas perdre de vue notre mission. Tous les choix sont difficiles, à la guerre, et chaque ordre que je donne sur le champ de bataille m’en impose un de plus. » Pendant ce discours, Izgard prit la main d’Ederius. Le scribe ne résista que brièvement à ce contact. « Nous sommes pareils, toi et moi. Notre conscience nous tourmente à propos des moyens, même si nous savons au fond de notre cœur que la fin est bonne ; qu’il s’agit du bien du Garizon. Ne pense plus aux harras qui sont morts aujourd’hui ; pense plutôt aux hommes que tu as contribué à sauver. »
Ederius secoua encore la tête. « Je ne peux pas... je n’y arrive pas...
— Assez. » La voix d’Izgard se durcit. Se rappelant ce qui s’était passé la dernière fois qu’on l’avait mis en colère, il lâcha la main du scribe et s’éloigna. Il ne voulait pas risquer de blesser Ederius comme il avait blessé Gerta. Il changea de sujet à brûle-pourpoint. « A-t-on réglé le cas de la fille ? »
Sensible au changement de ton de son maître, Ederius fut prompt à répondre. « Oui, sire. J’ai contacté les saints pères. Ils ont promis de s’en occuper personnellement cette fois-ci. L’incident du gatheloc les a perturbés.
— Tu en avais invoqué un ? »
Ederius acquiesça. Il répondit d’une voix lugubre : « Dans le corps de l’un des frères, oui. Il a été rattrapé par la marée montante et s’est noyé. Son cadavre est venu s’échouer sur l’île au petit matin. Beaucoup de frères l’ont vu avant que les saints pères puissent l’emporter.
— Était-il ainsi que tu t’y attendais ?
— Pire. Cette créature appartenait entièrement aux ténèbres. Il n’existe pas de mots pour décrire... » Ederius frissonna. « Elle paraissait plus ancienne que la Ronce d’or elle-même. »
Izgard jeta un coup d’œil à sa couronne. Posée sur un socle devant le bureau d’Ederius, elle étincelait de mille feux, pareille à du verre brisé. Un papillon de nuit tournait autour en la prenant pour une source de lumière. Quand Izgard se pencha pour toucher la couronne, il ne se donna pas la peine de l’écarter. Les insectes ne se posaient jamais sur la Ronce, pas plus que la poussière.
« Il nous reste beaucoup de motifs à découvrir, déclara Izgard, en palpant les gravures intérieures de la couronne.
— Oui, sire. Beaucoup. »
Lorsqu’ils parlaient de la Ronce d’or autrefois, le désir d’Ederius transparaissait toujours clairement – il brûlait d’en percer les secrets, de tracer ses motifs. Ces temps-ci, pourtant, Izgard ne percevait plus que de la lassitude dans sa voix. Cela le préoccupait.
Se retournant face au vieux scribe, Izgard lui dit : « Repose-toi maintenant, mon ami. Je vais t’envoyer le médecin afin qu’il te prépare une potion. Demain à l’aube, tu contacteras l’île Ointe pour t’assurer de la mort de la fille. Elle a de mauvaises fréquentations et fourre son nez où elle ne devrait pas. Tu dis qu’elle est capable d’enluminer, et je crois pour ma part qu’elle convoite ce qui m’appartient. »
Le regard d’Ederius vola vers la Ronce. « Elle doit être morte à l’heure qu’il est, sire.
— Seulement si tes bons pères ont trouvé un moyen de l’éliminer sans se salir les mains. » Voir Ederius tressaillir à ces mots occasionna un regret fugitif à Izgard. Il traversa la tente en quelques pas et dit : « Tu as bien travaillé aujourd’hui, Ederius. Tu peux en être fier. »
Ederius laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Il ne répondit rien.
Izgard écarta le pan de la tente. Les bruits et les odeurs de la victoire flottaient dans la brise : les hommes chantaient, la viande grésillait, la bière moussait dans la boue. Izgard avait promis des femmes à ses soldats pour le lendemain, et déjà choisi la ville qui les fournirait. Merin, une petite bourgade dotée d’un marché et d’une laiterie, à une demi-journée de marche tout au plus. On y trouverait de jeunes paysannes dodues nourries au lait, ainsi que de la viande, des céréales et autres denrées. Izgard avait beau détester la viande et perdre son intérêt pour les femmes, il veillerait à ce que ses hommes reçoivent les deux. Cela lui coûtait si peu d’efforts.
De plus, Merin se trouvait sur la route de Bay’Zell.
Maîtresse de trois mers, carrefour de plus de routes commerciales que toute autre ville de l’ouest, Bay’Zell représentait le prix suprême. On pouvait conquérir un continent depuis ses ports. C’était d’ailleurs ce qu’avait fait Hierac cinq siècles plus tôt. Il s’était même fait bâtir une forteresse pour lui servir de base : Castel Bess, désormais entre les mains de Camron de Thorn, et qui serait bientôt reconquise par le porteur de la Ronce.
Tout en réfléchissant, Izgard crispa les doigts sur la toile de tente, imaginant qu’il s’agissait de peau humaine. Aujourd’hui, il venait de remporter sa première bataille ; bientôt, il s’emparerait de sa première cité.
« Repose-toi, Ederius, dit-il en relâchant la toile. Demain, nous marchons sur le nord. »